QUELLE
HEURE EST-IL EN NOTRE PAYS ? Ca fait vingt ans que je
connais par coeur cette vallée dans le bocage. L'herbe y est toujours aussi
verte et l'eau de la Vire toujours aussi froide. On dit que le temps passe
vite, mais l'âge de cette vallée n'est pas celui des hommes. Son paysage
est une carte postale ancienne qu'on se repasse de père en fils.
C'est comme cette grande horloge qui n'en finira jamais d'être
vieille... Quand j'avais dix ans, je la remontais déjà avec sa grosse
clef, simplement pour le plaisir de regarder son balancier, car personne ne
se fiait à son heure! Aujourd'hui, elle avance toujours de dix minutes par
jour, mais on n'y fait pas attention.
Ca me fait penser à mon oncle qui se levait au chant du coq et se
couchait à l'heure des poules. Il était toujours mal rasé et ses habits
étaient rudes comme la peau de ses mains. Je l'entends encore faire
claquer ses sabots sur le pavé de la cuisine, sur le coup de six heures. Il
nous réveillait, le bougre, et je crois qu'il n'en était pas mécontent!
Pendant que l'on buvait notre bol de lait, lui, il tirait sur sa soupe.
Comme on n'était pas réveillés, il parlait tout seul. Il maudissait les
veaux qui s'échappaient, et puis, comme d'habitude, il pestait contre les
étourneaux avec des jurons du meilleur cru. Et puis chacun partait de son
côté: lui à sa corvée de bois et nous dans le grenier, retrouver notre
château de foin.
Mon oncle est vieux. J'ai bien grandi. C'est aujourd'hui que les étourneaux C'est aujourd'hui, c'est comme hier Mon oncle est vieux. La terre vieillit. Est-ce à cause des années sans pommes Au fond des champs et des jardins, Quelle heure est-il en notre pays où l'on compte encore à l'ancienne
les rendez-vous avec le soleil, comme au temps des lampes à pétrole?
Quelque chose me dit qu'il est l'heure des aiguilles rouillées du vieux
clocher. Quelque chose me dit que le temps s'arrête parfois en notre pays. |
© Daniel Bourdelès / Groupe les Alberts - "Chandelles noires", album 33 tours, 1984.