LA MAISON DE TROP
 
 

Elle était de trop sur la route
entre Carentan et Cherbourg.
Cette maison ne valait sans doute
pas le prix d'un petit détour.
Alors, on a fait table rase,
lui faisant cracher ses ardoises
dans la poussière du chantier,
sur les fantômes des sentiers.

Elle sentait bon la chlorophylle,
la soupe au pain, le foin fané.
Mes aïeux y naissaient tranquilles
sous ses poutres parcheminées.
Dans le grenier de ma mémoire,
y' a le parfum de ses armoires,
le grincement de la barrière,
le soleil fou sur la verrière.

Elle était de pierre et d'argile
et, pourtant, elle a dû mourir
comme une colombe fragile
égarée dans un champ de tir.
Et dire qu'au mur de la mansarde,
on s'inquiétait d'une lézarde !
"C'est un coup d'épaule de Satan !"
disait la grand-mère, en riant.

Elle part sans laisser d'adresse,
avec trois mots dans le journal
avec son petit air de tendresse
et sa porte qui fermait mal.
J'ai jeté sa clef au ruisseau,
qu'elle rouille d'une meilleure eau
que celle qui luit sur le goudron,
pierre tombale de ma maison.


 

© Daniel Bourdelès / Groupe les Alberts - "Les Cerfs-volants", album 33 tours, 1987
et "Le silence des pluies", CD 1993.